Alors que Garret McNamara surfait il y a deux jours une vague estimée à près de 30 mètres, nous avons décidé de nous pencher aujourd'hui sur un phénomène considéré il y a encore quelques années comme un mythe : les vagues scélérates.
Longtemps elles ont appartenu au monde des légendes. Les récits des marins se sont mêlés aux diverses croyances et l'on croyait autant à ces vagues de 30-35 mètres qu'au doux chant des sirènes. On sait aujourd'hui que ces vagues gigantesques existent bel et bien.
Dans son récit de mer Une fois suffit, Miles Smeeton raconte sa rencontre avec un de ces monstres, à l'ouest du Cap Horn en décembre 1956. Sa femme Beryl était à la barre de leur voilier Tzu Hang, lorsque « un immense mur d'eau s'éleva au-dessus de sa tête, juste derrière elle, tellement large qu'elle ne pouvait en distinguer les bords, tellement haut et raide qu'elle comprit que le Tzu Hang ne pourrait pas le passer. Cette vague ne se brisait pas comme les autres vagues, mais l'eau chutait de sa crête, à la façon d'une cascade. »
La vague scélérate fit sancir le bateau (culbuter par-dessus tête), Beryl fut projetée à une trentaine de mètres dans l'eau glacée ; la clavicule cassée, elle parvint à regagner le ketch. Celui-ci était démâté, le roof et son safran arrachés, les hublots brisés, le flanc déchiré. Après des heures de combat acharné contre les voies d'eau, ils parvinrent à regagner le Chili où le voilier fut réparé.
L'histoire de la navigation est pleine de ces rencontres tragiques. Les premiers soupçons sérieux de l'existence réelle des vagues scélérates datent de la disparition du München. Ce cargo ultramoderne armé pour résister aux plus grosses tempêtes, s'est abîmé en mer le 12 décembre 1978, après avoir lancé un message de détresse.
Il fallut attendre 1995 pour que l'existence des vagues scélérates soit enfin reconnue par la communauté scientifique. Plus précisément le 1er janvier 1995, lorsqu'une vague de 26 mètres de haut, surnommée « Vague du Nouvel An » s'abattit sur une plate-forme pétrolière au large de la Norvège. Un mois plus tard, le prestigieux Queen Elizabeth 2 fut à son tour frappé par une telle vague dans l'Atlantique nord : elle mesurait 29 mètres !
Une statistique révèle qu'au moins un navire par mois est touché par une vague scélérate. Mais qu'est-ce qui distingue une vague scélérate d'une autre vague ? C'est d'abord sa hauteur anormalement élevée. On parle de vague scélérate lorsqu'elle excède 2 fois la hauteur des vagues les plus hautes observées. Elle est donc extraordinaire par comparaison aux autres qui l'entourent.
Enfin il ne s'agit pas d'une courbe ondulante, mais d'un mur vertical, précédé d'un creux vertigineux. La localisation des vagues scélérates a d'abord été circonscrite à la côte Est de l'Afrique du Sud, au golfe d'Alaska, au large des côtes de Floride et de Norvège, puis élargie à des zones du Pacifique, ainsi qu'à l'Atlantique-sud. En fait, il semble bien qu'elles puissent se former n'importe où.
Le plus grand mystère réside dans la formation de ces vagues. De nombreux chercheurs ont recours à l'équation dite de Schrödinger : selon cette théorie, la vague scélérate grossirait en « volant » l'énergie des vagues qui l'entourent. Elle mérite alors son nom de « freak » wave, car elle introduit une anomalie dans le système. Dans le même ordre d'idée, on a aussi suggéré qu'elles puissent être provoquées par un télescopage avec une contre-vague venant en sens inverse. De tels phénomènes sont observés sur certaines plages (la plus connue étant The Wedge à Newport beach, Californie) où se produit une contre-vague qui, au moment où elle rencontre la houle sur le point de déferler, double ou triple instantanément la taille de la vague.
Malgré l'intérêt, tardif, des scientifiques, nul n'est encore en mesure d'expliquer vraiment leur formation ou de prévoir leur apparition. Une chose est sûre : les vagues scélérates ne sont plus une légende, mais bien une réalité. Peut-être le dernier monstre marin ayant survécu aux découvertes de la science ?